lundi 3 juin 2024

Lalla Mennana : sainte patronne de Larache, entre traditions écrites et orales


La tombe de Lalla Mennana

Introduction

Le récit des saintes femmes dans l'islam médiéval reste largement méconnu, occulté par la prédominance des sources écrites qui accordent une place secondaire aux femmes dans les biographies hagiographiques. Ces sources privilégient souvent les récits des hommes saints, reléguant les femmes à des rôles périphériques, comme celles de la fille, de la sœur ou de l'épouse du saint. L'histoire de Lalla Mennana, sainte patronne de Larache au nord du Maroc, représente un cas particulier qui nous invite à reconsidérer cette vision restrictive.

Ce travail se propose d'explorer la figure de Lalla Mennana, en s'appuyant sur les sources écrites et orales qui la concernent. Il vise à combler le manque de recherche sur les saintes femmes marocaines et à mettre en lumière leur importance dans la culture et la spiritualité locales.

La méthodologie adoptée consiste à analyser les documents écrits datant de l'époque du Protectorat espagnol au Maroc, qui offrent des perspectives uniques sur la vie et le culte de Lalla Mennana. L'étude s'appuie également sur des témoignages oraux recueillis à Larache et dans les régions avoisinantes, permettant de reconstituer le récit de la sainte à travers le prisme des traditions locales.

L'article s'articule autour de trois axes principaux. La première partie explore les traditions écrites relatives aux saintes femmes au Maghreb, en s'appuyant sur des exemples clés de la littérature hagiographique. La deuxième partie se concentre sur Lalla Mennana, en analysant les sources écrites et orales qui documentent sa vie et son culte. Enfin, la troisième partie aborde la question de la mémoire des saintes femmes à travers les traditions orales et les vestiges matériels, en examinant l'importance des lieux de culte et les récits populaires qui se transmettent de génération en génération.

En examinant le cas de Lalla Mennana, cet article contribuera à enrichir les connaissances sur les saintes femmes dans l'histoire du Maroc et à démontrer la richesse de leurs traditions, tant écrites qu'orales. Il s'agira également de souligner l'importance de la transmission orale dans la construction et la pérennisation des récits relatifs à ces figures charismatiques.

Première partie : Traditions écrites sur les saintes femmes au Maghreb :

La littérature hagiographique maghrébine, riche et abondante, offre un aperçu précieux sur le développement des mouvements soufis et l'émergence des confréries autour de figures charismatiques. Cependant, malgré la profusion de biographies consacrées aux saints hommes, les récits sur les saintes femmes restent relativement rares et souvent succincts. Cette disparité s'explique par plusieurs facteurs : la place secondaire accordée aux femmes dans la société, le contrôle masculin des sources écrites, et la difficulté à concilier la figure féminine avec les canons de la sainteté masculine.

L'une des plus anciennes hagiographies existantes, Al-Tashawwuf ilā rijāl al-tasạwwuf d'Abū Yaʿqūb Yūsuf b. Yaḥyā, connu sous le nom d'Ibn al-Zayyāt al-Tādilī (mort à Marrakech en 617/1220), offre un éclairage précieux sur cette question. Si l'œuvre compile 278 biographies de saints, seules six sont consacrées à des femmes. Ces biographies, bien que brèves, révèlent des modèles de sainteté féminine distincts de ceux des hommes.

Plusieurs femmes sont présentées comme des figures passives, témoignant d'une piété extrême à travers des actes miraculeux. D'autres, comme Munayya bt. Maymūn al-Dukkālī (morte à Marrakech en 595/1198–99), sont décrites comme des femmes mariées menant une vie d'ascèse et de renoncement, s'affranchissant parfois des normes sociales.

Le cas d'Umm Muḥammad al-Salāma (ou Tīn al-Salāma) met en lumière le rôle politique que certaines femmes pouvaient jouer. Son récit évoque sa vision prophétique concernant la défaite des chrétiens à Alarcos en 591/1195, un événement exploité par la propagande almohade.

Malgré la rareté des exemples, les biographies de saintes femmes compilées par Ibn al-Zayyāt al-Tādilī semblent suivre des schémas comparables à ceux appliqués aux saints hommes, employant une terminologie similaire et décrivant leur charisme en des termes similaires. Cependant, il est crucial de noter que ces biographies révèlent également une certaine conscience des préjugés sexistes et de la place sociale des femmes.

Dans le siècle qui suit Ibn al-Zayyāt al-Tādilī, Ibn Qunfudh (mort en 810/1407–08) consacre également quelques biographies à des saintes femmes. Il décrit notamment ‘Azīza al-Seksawiyya, une femme "noble et pieuse" qui jouait un rôle d'arbitre dans les conflits, un rôle habituellement réservé aux saints hommes. Il mentionne également Mu’mina al-Tilimsāniyya de Fès, vénérée au point d'être consultée par le juge le plus important de la ville.

L'œuvre d'Ibn Qunfudh, tout comme celle d'Ibn al-Zayyāt al-Tādilī, offre des aperçus précieux sur la sainteté féminine au Maghreb, mais elle reste limitée par la rareté des sources et la prédominance du modèle masculin. La tradition écrite, bien qu'inspirée par les récits oraux, tend à effacer les biographies des saintes femmes, les réduisant à de brèves narratives, contrastant fortement avec les descriptions détaillées consacrées aux saints hommes.

La tradition écrite sur la sainteté féminine au Maghreb médiéval, bien que limitée, offre un aperçu précieux sur la complexité de la figure féminine dans l'espace religieux. Elle révèle une diversité de modèles de sainteté, à la fois traditionnels et singuliers, témoignant de la vitalité de la spiritualité féminine dans le contexte maghrébin.


Deuxième partie : Lalla Mennana, sainte patronne de Larache :

Lalla Mennana, sainte patronne de Larache, incarne une figure charismatique au cœur de la tradition religieuse marocaine. Son histoire, à la fois fascinante et énigmatique, témoigne de la complexité de la sainteté féminine et de la force des traditions orales qui la maintiennent vivante.

Lalla Mennana appartient à la famille Misḅāḥids, une lignée sharifienne (descendant du Prophète Mohammed) qui a joué un rôle crucial dans la résistance contre les Portugais. Les sources écrites la présentent comme une femme d'une grande piété, qui a refusé le mariage pour se consacrer entièrement à la prière et à l'ascèse. Son refus de l'union conjugale, souvent interprété comme un symbole de pureté et de dévotion, est un motif récurrent dans les récits de saintes femmes, qui se distinguent par leur choix de la spiritualité et du renoncement au monde matériel.

Les sources écrites du XXe siècle, notamment celles d'Adelardo Rivas et de Tomás García Figueras, nous éclairent sur la perception de Lalla Mennana à l'époque du Protectorat espagnol. Rivas, écrivain et journaliste espagnol, remarqua la réticence des musulmans de Larache à lui raconter des histoires sur leur sainte patronne, les juifs de la ville étant plus enclins à partager des récits. Il rapporte que Lalla Mennana, d'une beauté exceptionnelle, s'est transformée en bête sauvage pour repousser les avances d'un prétendant que son père lui avait choisi. Il évoque également son incapacité à être inhumée dans le cimetière familial, un miracle qui justifie son lieu de sépulture inhabituel.

Voici le récit de Lalla Mennana, tel qu’il est présenté par Adelardo Rivas dans son article paru dans le journal "ABC" et ensuite dans la revue "África Española" :

Lalla Mennana, la Sainte de Larache

"Larache, ville charmante et pleine de mystères, possède une sainte patronne qui, malgré son importance, reste enveloppée d'un voile de silence. Les musulmans locaux, malgré leur dévotion, se montrent réticents à évoquer la vie de Lalla Mennana, une sainte d'une grande puissance et d'une beauté légendaire. Ce sont les juifs de la ville qui ont accepté de me narrer les récits qui se transmettent de génération en génération.

Lalla Mennana était une femme de lignage sharifien, d'une beauté envoûtante qui fit d'elle un objet de convoitise pour de nombreux prétendants. Cependant, elle refusa tous les mariages qui lui furent proposés, préférant se consacrer à une vie de prière et de dévotion. Son père, soucieux de lui trouver un époux digne de sa beauté, pressa Lalla Mennana de se marier. Mais la sainte, ferme dans sa décision, refusa catégoriquement.

Pour la punir de sa désobéissance, son père la força à épouser un homme âpre et cruel. Le jour du mariage, Lalla Mennana se transforma en une bête sauvage féroce, effrayant son futur époux et mettant fin aux projets de son père.

Lalla Mennana vécut une vie de solitude et de prière, se consacrant aux œuvres de charité. Elle était connue pour ses miracles et son pouvoir d'intercession auprès du Divin. Sa mort fut tout aussi extraordinaire que sa vie. Lorsque son corps fut placé dans un tombeau situé à l'extérieur de la ville, des forces invisibles l'empêchèrent d'être transporté au cimetière familial. Son tombeau se trouve encore aujourd'hui à l'écart, dans un jardin au sud de Larache, lieu de pèlerinage pour les fidèles.

Lalla Mennana est considérée comme la protectrice de Larache et de ses habitants. Son histoire se transmet de génération en génération, maintenant vivante la mémoire d'une sainte exceptionnelle, une femme d'une grande beauté et d'une foi incroyable.

"Rivas, à travers ce récit, met en lumière la beauté légendaire de Lalla Mennana et son refus du mariage traditionnel. Son histoire est parsemée d'éléments fantastiques et miraculeux, qui témoignent de la puissance de la sainte et de sa capacité à défier les conventions sociales. Le récit de Rivas repose essentiellement sur la tradition orale, révélant la richesse des contes populaires qui entourent la figure de Lalla Mennana.

García Figueras, capitaine de l'armée espagnole, rapporte dans ses mémoires, basées sur des informations du Bureau central des affaires indigènes de Larache, que Lalla Mennana serait née en 1175/1761–2. Il suggère que la conservation de ces traditions est liée aux intérêts de ses descendants, notamment celui du pacha de Larache qui a fait construire son mausolée. García Figueras décrit également la dévotion des femmes musulmanes de Larache envers Lalla Mennana, qui s'exprimait à travers le toucher d'un canon en bronze, lieu de l'un de ses miracles.

Voici le récit de Tomás García Figueras, tel qu'il apparaît dans ses mémoires "Recuerdos de la campaña (del vivir del soldado)" :

Lala Mennana Mesbahíia, Santa Patrona de Larache

"La tradition rapporte que Lala Mennana Mesbahíia, sainte patronne de Larache, était née dans cette ville en l'an 1175 (de l'hégire). Elle appartenait à la noble famille des Mesbahíia, une lignée sharifienne qui jouissait d'une grande influence dans la région. Lala Mennana était réputée pour sa beauté et sa piété. Elle refusa le mariage et se consacra entièrement à la prière et aux œuvres de charité.

Elle est particulièrement connue pour un miracle qui s'est produit au moment de sa mort. L'histoire raconte que son corps fut placé dans un tombeau situé à l'extérieur de la ville, mais que des forces invisibles l'empêchèrent d'être transporté au cimetière familial, qui se trouvait à quatre lieues de là. C'est pourquoi son tombeau se trouve encore aujourd'hui à l'écart, dans un jardin au sud de Larache.

Lala Mennana est également vénérée pour avoir protégé la ville des attaques ennemies. On raconte qu'elle a déjoué les plans d'un ennemi en se transformant en une bête sauvage féroce. Elle est également considérée comme la protectrice des étrangers qui arrivent à Larache. Son tombeau est un lieu de pèlerinage et de dévotion pour les femmes musulmanes de la ville, qui viennent y prier et lui présenter des offrandes.

En ce qui concerne les traditions populaires, on dit que les femmes de Larache étaient particulièrement dévouées à Lala Mennana. Elles venaient souvent toucher un canon en bronze situé à l'endroit où la sainte, selon la légende, aurait mis en fuite un escadron ennemi. Elles le touchaient avec l'espoir d'avoir bonne fortune et de trouver un bon mari.

Ce récit, relaté par García Figueras, témoigne de la vénération dont jouissait Lala Mennana à Larache au début du XXe siècle. Il met en lumière la force de la tradition orale, qui a su conserver la mémoire de la sainte à travers les siècles. Il souligne également l'importance des lieux de culte comme le mausolée et le canon en bronze, qui servent de témoignages matériels de la présence de Lala Mennana dans la mémoire collective des habitants de Larache.

Les traditions orales transmises à travers les générations complètent l'image de Lalla Mennana. L'un des récits populaires la présente comme une jeune mariée qui meurt sur sa nuit de noces. Son époux, entrant dans la chambre nuptiale, y trouve une colombe blanche qui le guide vers sa tombe. Ce récit renforce l'image de la sainte comme une figure virginale, sacrifiant son union conjugale au service de la spiritualité.

L'image de Lalla Mennana se construit donc à travers une série de récits qui révèlent une complexité fascinante. Elle est présentée à la fois comme une figure de résistance face aux Portugais, une femme refusant le mariage pour se consacrer à la dévotion, et une sainte protectrice des étrangers et des femmes célibataires. Le récit de sa vie et de ses miracles met en évidence la force des traditions orales, qui continuent d'influencer la perception de cette figure charismatique. La figure de Lalla Mennana, symbole de la dévotion et de la protection divine, continue d'inspirer la foi et l'espoir des habitants de Larache et au-delà.


Troisième partie : Les saintes femmes dans les traditions orales et les vestiges matériels :

La mémoire des saintes femmes ne se limite pas aux sources écrites. Elle se perpétue également à travers les traditions orales et les vestiges matériels qui marquent le paysage et les esprits. Recueillir des informations sur les saintes femmes à travers les traditions orales s'avère souvent difficile, les femmes étant souvent réticentes à partager ces récits avec des étrangers, craignant de s'exposer à la colère des esprits ou de violer des tabous religieux.

L'ethnographie coloniale, bien qu'influencée par les préjugés de l'époque, a néanmoins contribué à documenter les traditions orales et les lieux de culte liés aux saintes femmes. Edmond Doutté et Edward Westermarck, deux chercheurs européens, ont exploré le Maroc et ont noté l'importance des arbres, des grottes, des collines et des sources associés aux noms de saintes femmes. Ces lieux étaient souvent vénérés pour leurs pouvoirs protecteurs et guérisseurs, et les femmes s'y rendaient pour formuler des vœux ou obtenir des faveurs divines.

L'exemple de Lalla Mimūna, une sainte vénérée dans le Gharb, illustre parfaitement ce lien entre les traditions orales et les vestiges matériels. Son histoire est racontée dans le contexte du sanctuaire de Mawlāy Bū Silhām, situé sur les rives d'une lagune. La légende raconte que Lalla Mimūna, initialement une femme d'une grande beauté, s'est transformée en femme noire pour éviter les tentations du monde et se consacrer à la prière. Son association avec Mawlāy Bū Silhām et son rôle dans la protection de la lagune témoignent de son importance religieuse et de son pouvoir d'intercession.

La figure de L'Imma Mimouna Thaguenaouth, autre incarnation de Lalla Mimūna, se retrouve dans la région du Rif. Connue pour son illettrisme et sa pauvreté, elle a été vénérée pour ses miracles et transportée au ciel après sa mort. Le lien entre l'illettrisme et la sainteté, fréquent dans les récits de saintes femmes, témoigne du fait que la sagesse divine peut s'exprimer indépendamment du savoir livresque.

D'autres exemples, comme Lallā Ito, dont le sanctuaire dans le Gharb attirait un grand nombre de pèlerins, illustrent la présence de saintes femmes dans les traditions populaires. Son histoire, qui la met en scène transformant un loup en homme, révèle son pouvoir sur le monde animal et son rôle de protectrice des voyageurs.

Les traditions orales se transmettent également à travers les vestiges matériels, qui constituent des traces tangibles de la présence des saintes femmes dans le paysage. Les tombes, les sanctuaires, les arbres, les sources, les grottes, etc., conservent une mémoire sacrée et invitent à la vénération. Ces vestiges, souvent modestes et anonymes, permettent de retracer l'archéologie du disparu, en reconstruisant une géographie sacrée parsemée de lieux de culte dédiés aux saintes femmes.

L'étude des traditions orales et des vestiges matériels liés aux saintes femmes offre une perspective enrichissante sur la complexité de la spiritualité féminine au Maroc. Ces traditions, transmises de génération en génération, révèlent l'importance de ces figures charismatiques dans la vie quotidienne et maintiennent vivante une mémoire spirituelle qui traverse les siècles.

Conclusion

L'exploration de la figure de Lalla Mennana, sainte patronne de Larache, nous a permis de mettre en lumière la richesse et la complexité des traditions relatives aux saintes femmes au Maroc. Si la littérature hagiographique écrite offre une vision limitée de la sainteté féminine, la tradition orale et les vestiges matériels nous révèlent un univers spirituel foisonnant, où les saintes femmes occupent une place centrale.

L'analyse des sources écrites du XXe siècle, notamment celles d'Adelardo Rivas et de Tomás García Figueras, a révélé que la mémoire de Lalla Mennana était toujours bien vivante à Larache pendant le Protectorat espagnol. Les récits oraux recueillis, qui se transmettent de génération en génération, enrichissent son histoire en ajoutant des éléments fantastiques et symboliques, révélant la force de la transmission orale dans la construction des mythes.

L'étude des traditions orales et des vestiges matériels a mis en évidence l'importance des lieux de culte dans la vénération des saintes femmes. Ces lieux, souvent associés à des arbres, des sources, des grottes ou des tombes, incarnent une géographie sacrée où la mémoire des saintes femmes se perpétue.

L'étude de Lalla Mennana nous a également permis d'observer les traits communs qui définissent les saintes femmes dans le contexte marocain. Souvent issues de familles sharifiennes, elles se distinguent par leur refus du mariage et leur dévouement à la prière et à l'ascèse. Leur image est souvent associée à la pureté, à la protection divine et à la capacité d'intercession.

En conclusion, l'exploration de Lalla Mennana, sa sainteté et son influence, nous incite à reconsidérer la place des saintes femmes dans l'histoire et la culture du Maroc. Il s'avère crucial de poursuivre la recherche sur ces figures charismatiques en utilisant une méthodologie qui prend en compte les sources écrites, les traditions orales et les vestiges matériels. En étudiant ces éléments, nous pouvons dévoiler la richesse des traditions religieuses marocaines et comprendre mieux les rôles importants que les saintes femmes ont joué dans la vie spirituelle et sociale des communautés locales.

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