Extraits du Voyage au Maroc de Jean Potocki qui concernent Larache :
27 JUILLET A LARACHE
"Nous sommes entrés dans une contrée montagneuse, boisée et aussi assez peuplée. Les naturels vivent dans des cabanes de pierres couvertes de cannes et leurs villages ont une apparence très européenne. Les femmes semblent avoir un soin infini de ne pas se laisser voir des étrangers et en cela ne ressemblent en rien aux femmes des douars. Elles n'ont pas non plus les mêmes mœurs. Le dialecte de ces montagnards n'est ni celui des villes ni celui des nomades et toutes ces considérations me portent à croire qu'ils doivent être rangés parmi les peuples que j'ai nommés berbères ou bareber.
En quittant les bois on a l'Océan à ses pieds. A gauche une belle vallée par où coule la rivière de Larache et droit devant soi la ville, qui de loin a fort bon air, ce qui est commun à toutes les villes de Barbarie. C'est ici le principal siège de la marine Impériale. Les forces qui y sont stationnaires consistent en cinq corvettes, deux chebecs et deux galiotes. Les magasins paraissent fort bien gardés et il en est de même d'une partie des fortifications.
L'Ambassadeur a été salué par l'artillerie des forts et des vaisseaux et le Caïd l'attendait au bord de l'eau à la tête de quatre cents soldats blancs et de six cents noirs. Ce Caïd est un nègre vieux, d'une stature gigantesque, à barbe blanche et aux yeux rouges, fort cassé et qui se faisait soutenir par deux nègres aussi laids que lui-même. Il était revêtu d'un ganse ou cafetan blanc brodé de cramoisi. Son aspect ramenait à mon imagination ces génies rebelles de Salomon qui figurent dans les Mille et Une Nuits, agissant despotiquement et qui se servent si mal de leur puissance. Celui-ci cependant a reçu l'Ambassadeur fort bien et à moi en particulier il a témoigné beaucoup de politesse.
Toute la journée s'est passée à faire traverser l'eau à notre équipage. Notre camp se trouve à une portée de fusil de la ville, sur un bord de la mer où vient briser l'Océan ses flots mugissants et de l'autre côté des jardins, de sorte que la situation est telle qu'on y passerait volontiers plus d'un jour.
Larache est l'ancienne Ellaïs, où quelques classiques ont placé le jardin des Hespérides. Mais il me semble avoir lu dans Diodore de Sicile que ce jardin était en Libye et je penche pour son opinion, car je me rappelle avoir mangé à Tripoli des oranges qui me parurent encore meilleures que celles de Malte.
Je ne veux pas manquer de rapporter une anecdote intéressante. L'Ambassadeur, entre autres visites, a reçu celle des Jariſes, qui sont des magistrats femelles, chargées de la conduite des femmes. Cette cour de la Reine Berthe était composée de trois vieilles mulâtres qui avaient le visage tatoué de raies et de fleurs. Elles paraissaient avoir l'humeur gaie et simple."
13 AOÛT A LARACHE
"L'Ambassadeur de Suède a eu une audience particulière. Lorsqu'il descendit de cheval auprès du palais, un nègre alla frapper le Maure qui tenait le cheval. L'Empereur observa cette action, fit prendre le nègre et lui fit donner tant de coups qu'il paraissait impossible qu'il pût y survivre. Il assista lui-même à l'exécution, disant continuellement droup, droup, ce qui veut dire frappe, frappe. Lorsqu'on eut enlevé ce malheureux, qui était mort avant qu'on ne cessât de le frapper, l'Empereur se tourna vers l'Ambassadeur d'un air satisfait et fut fort tranquille durant toute l'audience.
Dans le cours de la conversation, l'Ambassadeur insista sur l'amitié du Roi de Suède avec les Turcs et sur les secours qu'il leur avait prêtés pendant cette guerre, à quoi l'Empereur répondit qu'il ne s'agissait que d'un retour, car les Turcs avaient aussi protégé un Roi de Suède qui s'était réfugié chez eux; trait d'érudition que je n'aurais jamais attendu de Sa Majesté.
Remarquez que c'était une audience particulière et pour affaires, et cependant l'Empereur ne la donna point dans son appartement, mais monta à cheval et reçut ainsi l'Ambassadeur dans sa cour.
Nous avons eu à souper Muley Omar, frère de l'Empereur. C'est un jeune homme de bonne mine, mais un peu simplet. Sa cour, qui ne brillait point par l'opulence, était presque entièrement composée de nègres, et quelques-uns portaient des fleurs au nez, ce qui apparemment est une manière de se parfumer. Muley Omar, qui n'avait jamais mangé de moutarde, fut fort surpris de son goût et s'amusa infiniment à en porter des cuillerées à la bouche des gens de sa suite.
Nous avions aussi à souper une vieille Génoise, ancienne esclave, dont la fille élevée dans le sérail était devenue ensuite femme de l'Empereur défunt sous le nom de Lalla Daouia. Muley Omar avait été élevé avec elle et parla longtemps avec sa mère, finissant par s'attendrir tellement qu'il quitta la table en disant que le souvenir de son père lui ôtait toute force. Sa suite l'entoura aussitôt pour le secourir dans son évanouissement, auquel le vin nous parut avoir plus de part que la sensibilité, car il étendit ensuite les jambes sur l'un de ses courtisans, appuya sa tête sur un autre, et s'endormit profondément.
L'histoire de la vieille Génoise mérite d'être rapportée. Cette femme fut prise autrefois par un corsaire Salétin. Tandis qu'elle était esclave, il lui naquit une fille qui avait deux ans lorsque l'Empereur fit la paix avec les Génois. Les parents furent alors mis en liberté, mais la petite fut volée et conduite au sérail. La petite Daouia, élevée dans la religion musulmane, embellit, grandit, et finit par plaire à l'Empereur qui l'épousa formellement et dont elle eut deux enfants. La vieille Génoise, en apprenant que sa fille était Impératrice, quitta sa patrie pour aller la retrouver. L'Empereur Sidi Mohammed eut la curiosité de savoir si la force du sang avait quelque fondement. Il fit assembler toutes ses femmes et ordonna à la Génoise de reconnaître sa fille; celle-ci la reconnut tout de suite, à ce qu'on dit et à ce qu'elle dit elle-même. Elle ne trouvait rien d'extraordinaire à cela et s'étonnait qu'on pût croire qu'une mère ne fût pas capable de reconnaître sa fille."
Source : Jean Potocki. Voyage au Maroc, suivi de Le Voyage de Hafez. Paris : José Corti, 1984, pp. 58-59 & 97-99.
Impressions de Jean Potocki à Larache (Voyage au Maroc, 1791)
Jean Potocki, un comte polonais érudit et voyageur insatiable, visita Larache en 1791 lors de son périple à travers le Maroc. Son récit, consigné dans "Voyage au Maroc", nous offre un regard éclairé et empreint d'une curiosité insatiable sur la ville, ses habitants, et les anecdotes qui ont marqué son séjour.
Une arrivée remarquée:
Potocki décrit son arrivée à Larache après avoir traversé une région montagneuse et boisée. Il note l'aspect européen des villages et l'architecture des habitations, distinctes des tentes nomades. L'accueil officiel, orchestré par le Caïd de la ville à la tête de ses troupes, est solennel et grandiose. L'artillerie des forts et des navires retentit en l'honneur de l'ambassadeur et de sa suite.
Le portrait du Caïd : un personnage digne des Mille et Une Nuits
Potocki dresse un portrait saisissant du Caïd de Larache : un vieil homme noir à la stature imposante, à la barbe blanche et aux yeux rouges, soutenu par deux serviteurs aussi imposants que lui. Son allure et son albornoz blanc brodé de rouge évoquent, pour Potocki, les "génies rebelles de Salomon" des contes orientaux.
Une ville stratégique et son arsenal:
L'auteur décrit Larache comme la base principale de la marine impériale marocaine. Il mentionne la présence de cinq corvettes, deux chebecs et deux galiotes, témoignant de l'importance de la ville comme port militaire. Il note également que les fortifications et les entrepôts semblent bien protégés.
Larache et le Jardin des Hespérides: une réflexion mythologique
Potocki s'interroge sur la localisation du mythique Jardin des Hespérides, que certains auteurs antiques situaient à Larache. Il cite Diodore de Sicile qui le plaçait en Libye, se basant sur la qualité exceptionnelle des oranges qu'il a dégustées à Tripoli. Cette réflexion témoigne de l'intérêt de Potocki pour l'histoire antique et la mythologie.
Anecdotes et observations : un regard acéré sur la société marocaine
Le récit de Potocki est ponctué d'anecdotes savoureuses qui révèlent son sens de l'observation et son humour subtil. Il décrit la visite des "Jariſes", des magistrates chargées de la conduite des femmes, qu'il compare à la "Cour de la Reine Berthe". Il relate également un épisode où le sultan Sidi Mohammed, lors d'une audience avec l'ambassadeur de Suède, punit sévèrement un serviteur noir pour une faute mineure, illustrant la brutalité et l'arbitraire du pouvoir.
Le dîner avec Muley Omar : un mélange de curiosité et de consternation
Potocki raconte un dîner avec Muley Omar, frère du sultan, un jeune homme "de bonne mine mais un peu simplet". Il décrit avec amusement son étonnement face au goût de la moutarde et son habitude de faire goûter des cuillerées à ses courtisans. Il évoque également la présence d'une vieille Génoise, ancienne esclave dont la fille a été élevée au harem et est devenue l'épouse du sultan défunt.
Le récit de la vieille Génoise : un destin hors du commun
L'histoire de la vieille Génoise, capturée par des corsaires salétins et séparée de sa fille, est un récit poignant qui illustre les drames humains liés à la piraterie et à l'esclavage. La reconnaissance de sa fille, devenue impératrice, suscite la curiosité du sultan qui s'interroge sur la force des liens du sang.
Apport du récit de Potocki :
Le "Voyage au Maroc" de Jean Potocki est un témoignage unique sur Larache à la fin du XVIIIème siècle. Son récit, à la fois descriptif et anecdotique, permet de :
Appréhender l'organisation politique et militaire de la ville.
Découvrir les us et coutumes de la société marocaine, ses codes sociaux et ses contradictions.
Entendre des témoignages personnels qui illustrent les drames humains liés à la piraterie et à l'esclavage.
Partager le regard d'un voyageur érudit et curieux sur la culture et l'histoire du Maroc.
En conclusion :
Le récit de Jean Potocki offre une vision fascinante de Larache, ville portuaire animée, carrefour culturel et théâtre d'événements insolites. Son regard aiguisé et son style captivant nous transportent au cœur de la vie quotidienne et des intrigues du Maroc de l'époque.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire