Texte d'Eugène Aubin concernant Larache, extrait de son ouvrage Le Maroc d'aujourd'hui:
"À Larache nous restons, bon gré, mal gré, une semaine, campés sur la côte sauvage, en dehors de la ville et près de la msalla. L'endroit, hérissé de haies d'aloès, est appelé Nadhur (Belle vue), et de là s'offre constamment à nos regards le spectacle des vagues de l'Atlantique qui se brisent sur la barre; la côte, enveloppée dans les embruns, remonte au nord, jusqu'au cap Spartel, que, par temps clair, on aperçoit au loin.
Larache (El-Araïch, les treilles) est bâtie sur la colline qui domine la rive gauche de l'oued Loukkos, à l'endroit même où le fleuve se précipite dans l'Océan; en bas sont le petit débarcadère pour les chalands, les magasins de la douane et les dépôts des négociants; en haut, les maisons escaladent la montagne, dominées par deux minarets carrés. La ville est entourée d'une vieille muraille crénelée, flanquée, du côté de la terre, par la kasba, et du côté de la mer par une forteresse blanche que surmontent plusieurs tourelles, les Koubîbats.
Larache est d'origine arabe; protégée par sa barre, comme Salé et Rabat, elle fut repaire de pirates, et sut mieux échapper que les autres villes de la côte à l'occupation des Portugais, qui n'y séjournèrent que quelques années; et si les Espagnols purent s'y maintenir de 1610 à 1689, ce fut parce qu'ils payèrent, argent comptant, leur installation à un prétendant au trône chérifien. Les Espagnols y ont laissé une magnifique citadelle noircie par le temps, à angles saillants et larges fossés, qui forme aujourd'hui l'un des côtés de la kasba, et quelques canons de bronze, aux armes de Philippe III, qui gisent à terre sur les fortifications de la place. Larache offre cette particularité d'être placée sous le patronage d'une femme, Lalla Mennana, dont la koubba signale l'entrée de la ville du côté de la terre.
Larache offre bien peu d'intérêt au voyageur: ses rues sont sales et en pente, ses mosquées insignifiantes, et sa kasba n'est qu'un amas de ruines. Le seul endroit vraiment pittoresque est la place du zoco, où se tiennent le bazar et le marché; cette place monte en pente douce, depuis la principale porte des remparts jusqu'à celle de la kasba, et forme un quadrilatère de blanches arcades, sous lesquelles sont installés les étalages accoutumés.
La population de Larache s'élève à 5.000 habitants, dont 2.000 israélites; l'élément musulman se compose de Rifains et de Jbalas qui se sont fixés dans la ville après la reconquête sur les Espagnols. Parmi les israélites, on compte beaucoup d'artisans et quelques négociants, et dans leur communauté, pauvre et mal organisée, commence à se manifester un mouvement d'émigration vers l'Amérique du Sud. L'année dernière, l'Alliance israélite a ouvert une école de garçons et une école de filles, où l'enseignement est donné en français; la première compte 114 élèves, et la seconde 85.
La colonie européenne se compose de 150 individus, dont 120 sont Espagnols, exerçant pour la plupart des métiers humbles. En dehors des négociants israélites et des agents des maisons de Tanger et de Fès, tout le commerce de Larache est entre les mains de quatre maisons européennes locales : une française, une anglaise, une italienne et une espagnole. La colonie française se compose de dix personnes, auxquelles il faut ajouter une famille israélite protégée. Notre compatriote, M. de Laroche, est le premier négociant du pays ; tout récemment il a essayé aussi, et avec succès, de se faire industriel, produisant annuellement, avec des raisins qu'il achète dans la région d'Ehl es-Serif, en amont d'Alcazar, une centaine d'hectolitres de vin blanc ou rouge et un excellent vin de liqueur qui rappelle le muscat de Frontignan; ces vins ont leur débit dans les communautés israélites du Sud marocain, et, pour être cacher, ils sont fabriqués avec de l'alcool d'eau-de-vie anisée. Ces industries, plus deux minoteries et une petite tannerie, constituent les seules de Larache.
Les pères franciscains desservent la mission catholique et tiennent une modeste école espagnole, fréquentée par une douzaine de garçons des deux sexes; la plupart des enfants européens, d'ailleurs, reçoivent de préférence l'instruction dans les écoles de l'Alliance israélite. Une mission protestante anglaise essaye d'attirer quelques musulmans à l'appât d'une tasse de thé, pour leur offrir des bibles et leur faire entendre la bonne parole à l'aide d'images accrochées aux murs ; mais l'ingrate besogne de ces missionnaires, deux hommes et trois femmes, a ici le même insuccès que dans les autres pays de l'Islam. Enfin, un médecin espagnol est chargé du service de la petite colonie européenne. Quant aux immeubles, les Européens et les Israélites en acquièrent facilement, même dans le voisinage de la ville, car le gouvernement marocain semble regarder Larache un peu comme Tanger, et considérer ce port comme à peu près abandonné aux infidèles, contrairement à ce qui se passe dans d'autres points du littoral, à l'égard desquels il se montre extrêmement sévère.
Larache est un lieu de transit pour les marchandises destinées à Fès et d'exportation pour les produits du Khlot et du Gharb. En réalité, le port de Fès, à ce point de vue, était considéré par Philippe II comme le point le plus important de la côte; c'est pourquoi les Espagnols le choisirent, au XVIIe siècle, pour commencer leur installation au Maroc. Malheureusement la barre du Loukkos est infranchissable pendant la moitié de l'année, et la difficulté des embarquements diminue considérablement l'importance de Larache. De son côté, le Maghzen, qui se réserve le monopole des opérations de port, ne fait rien pour faciliter les choses, et, actuellement, il ne met à la disposition des chargeurs que quatre chalands."
Source : Eugène Aubin. Le Maroc d'aujourd'hui. Paris: Armand Colin, 1904, pp. 81-85.
Léon-Eugène-Aubin Coullard-Descos, dit Eugène Aubin, est un diplomate français né le 11 avril 1863 en France, à Rouen, et mort le 26 août 1931 dans les Ardennes belges, à La Roche-en-Ardenne1.
Une semaine à Larache au début du XXème siècle: le regard d'Eugène Aubin
Eugène Aubin, voyageur et écrivain français, visite Larache au début du XXème siècle, quelques années avant l'instauration du protectorat espagnol. Son récit, publié dans "Le Maroc d'aujourd'hui" (1904), offre une description détaillée de la ville, mêlant observations architecturales, considérations socio-économiques et impressions personnelles. Il dresse ainsi un portrait vivant de Larache à un moment charnière de son histoire, entre tradition et modernité, sous la domination du sultan Moulay Abdelaziz.
Un campement face à l'océan:
Aubin et ses compagnons de voyage séjournent une semaine à Larache, campant sur la côte sauvage, à proximité de la msalla (lieu de prière en plein air). Le lieu, baptisé Nadhur ("Belle Vue"), offre une vue imprenable sur l'océan Atlantique qui se brise sur la barre et sur la côte s'étendant vers le nord jusqu'au Cap Spartel, visible par temps clair.
Larache, une ville au passé mouvementé:
Aubin retrace l'histoire mouvementée de Larache, ville d'origine arabe qui a su tirer parti de sa barre pour résister aux tentatives d'occupation portugaises. Il rappelle que les Espagnols, qui ont occupé la ville de 1610 à 1689, ont dû payer leur installation à un prétendant au trône chérifien. De cette présence espagnole, il reste une citadelle "noircie par le temps", intégrée à la Kasbah, et des canons de bronze portant les armes de Philippe III.
Une ville sous la protection d'une sainte:
Aubin note une particularité de Larache : la ville est placée sous le patronage d'une femme, Lalla Mennana, dont la koubba (mausolée) marque l'entrée de la ville côté terre. Cette présence féminine dans la sphère religieuse est un élément notable dans un contexte musulman traditionnellement dominé par les hommes.
Un intérêt limité pour le voyageur:
Aubin ne cache pas sa déception face à Larache. Il trouve les rues sales et escarpées, les mosquées insignifiantes et la Kasbah en ruine. Seule la place du souk, avec son animation et ses arcades blanches, retient son attention.
Une population cosmopolite:
Aubin décrit la population de Larache, estimée à 5000 habitants, dont 2000 juifs. Le reste de la population est composé de Rifains et de Jbalas qui se sont installés dans la ville après sa reconquête par les Marocains. Il note un début d'émigration parmi la communauté juive, attirée par l'Amérique du Sud.
L'influence européenne et la présence française:
La présence européenne à Larache est limitée à une petite colonie de 150 personnes, dont 120 Espagnols. Le commerce est dominé par quatre maisons européennes : une française, une anglaise, une italienne et une espagnole. Aubin décrit avec fierté les activités de son compatriote M. de Laroche, premier commerçant de la ville, qui s'est lancé avec succès dans la production de vin. Il mentionne également la présence de missionnaires franciscains et protestants anglais, ainsi qu'un médecin espagnol au service de la communauté européenne.
Larache, port secondaire de Fès:
Aubin souligne l'importance de Larache comme port de transit pour les marchandises destinées à Fès et pour l'exportation des produits agricoles de la région du Gharb. Il rappelle que Philippe II considérait Larache comme "le point le plus important de la côte" pour l'installation des Espagnols au Maroc. Cependant, la barre rend le port inabordable pendant la moitié de l'année, limitant son importance économique.
Économie et commerce:
Aubin détaille les principales exportations de Larache (laine, pois chiches, fèves, cire) et ses importations (sucre, fer, tissus de coton, thé, bougies). Il fournit des informations précieuses sur les coûts de transport des marchandises entre Larache et Fès.
Un regard critique sur le Maroc:
Le récit d'Aubin est teinté d'un certain mépris pour la société marocaine, qu'il juge indolente et peu soucieuse du progrès. Il critique la négligence des autorités locales et le manque d'initiative des habitants. Son regard, typique de l'époque coloniale, reflète un sentiment de supériorité et une vision eurocentrée du monde.
Apport du récit d'Eugène Aubin:
Le récit d'Eugène Aubin offre une analyse approfondie de Larache au début du XXème siècle, à la veille du protectorat. Il permet de :
Comprendre la situation géopolitique de la ville et ses relations avec les puissances européennes.
Décrire l'organisation sociale et les activités économiques de Larache.
Analyser les interactions entre les communautés marocaine, juive et européenne.
Identifier les forces en présence et les tensions qui caractérisent le Maroc à l'aube de la colonisation.
En conclusion :
Le regard d'Eugène Aubin, bien que teinté de préjugés coloniaux, offre un témoignage précieux sur Larache à un moment crucial de son histoire. Son récit, à la fois descriptif et analytique, nous permet de mieux comprendre la ville, ses habitants et les enjeux qui façonneront son destin dans les décennies à venir.
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